J’ai défilé en satin blanc… puis noir,
dans l’Army of Love de Rick Owens.
Et évidemment j’ai pleuré.
Le jour s’annonçait dans des odeurs de cuir et l’effusion du satin…
L’air encore enténébré de l’aube pluvieuse. Il humectait le Palais de Tokyo du parfum de l’avenir.
C’est important d’être là pour reconquérir l’histoire… avec son propre récit, son vocabulaire, ses mots justes, ils sont simples. Un mélange de haute conscience du présent, et d’espoir, de projections de changement des imperfections du monde…
J’étais galvanisée. Mais y avait une exultation contenue dans mon souffle, le bon sens me semblait coupé.
Un bon sens que je fini par retrouver, taillé dans des armures dont la vocation était peut-être autant de transcender le banal que de révéler des messages face à la situation actuelle du monde.
Dans les backstages, puis, en défilant, je n’inspirais à la fois culpabilité et mélancolie que pour expirer exaltation de l’espoir, fierté, reconnaissance…
Comment avoir un quelconque intérêt pour la mode quand son corps tout entier n’est là que pour absorber l’insaisissable souffrance par tous les pores de la peau, celle qui ne cicatrise pas, car elle n’est pas physique ?
… mais la morale ? Peut-elle guérir ?
Le monde est témoin de barbaries commises sur les corps et les esprits de civils innocents. Sans agir, alors il est pris de démence.
L’effroyable sentiment d’impuissance, face aux atrocités gazées quotidiennement dans nos yeux, mais desquelles nous avions le devoir de ne pas détourner le regard, me hante, me rend folle…
Sentez-vous cette insaisissable souffrance où le corps tout entier n’est là que pour absorber la douleur impalpable par tous les pores de la peau, celle qui ne cicatrise pas, parce qu’elle n’est pas physique ?
… mais la morale ? Peut-elle guérir ?
… Cette guerre de la morale ?
Le monde regarde le silence tuer,
Le monde observe sans agir,
alors il devient fou.
Et, la mode dans cet actuel chaos ? … Elle est sociale, doit-elle être politique ?
Elle engage les histoires sociales et politiques autour de la production culturelle et artistique.
Olivier Saillard, dans ses récits d’histoire de la mode, raconte « Versailles, qui était très puissante au XVIIIe et dictait des modes ». Michel Pastoureau rappelle que le port de certaines couleurs, notamment au moyen-âge en France, était hiérarchisés par des lois selon sa classe sociale ; elles ont une histoire culturelle, psychique, mais aussi…politique.
Un peu comme l’éternelle question « la mode est-elle un art ? », sa position ou nature politique reste discutée et discutable selon les créateurs et les contextes.
Virginie Viard, ex-directrice artistique de CHANEL, dans une interview de Loïc Prigent pour le magazine System spécial Métiers d’Art de CHANEL en 2020, affirme quant à elle que
« la mode suit les flux et reflux de la vie.
Selon les époques, la politique peut occuper une place plus ou moins importante ».
Virginie Viard
La mode de Mugler, quant à elle était parfois perçue comme anthropologique, voire prophétique de ce que serait la mode, pourtant il ne revendiquait pas vouloir créer une mode qui soit un miroir de la société. Ses visions étaient basées sur l’être et la nature.
« Mes inspirations n’ont rien de politique, elles sont instinctives »
Thierry Mugler dans un entretien avec Thierry-Maxime Loriot à Berlin en 2018.
« La recherche de la beauté, comment nous pouvons la transformer me fascine (…) Toutes les civilisations à travers les siècles sont une constante inspiration. Je ne suis pas un intello qui souhaite passer des messages ou briser les codes, bien qu’au bout du compte ce fut le cas ».
Il proposait l’étonnement, les beautés plurielles des êtres qui avaient le courage d’être eux-mêmes.
Bien qu’il ne le formule pas, cette revendication de physiques, choix, vies, en marges des conventions et d’une organisation établie par une société, n’est-ce pas une prise de parole politique ?
L’histoire de la mode est le miroir de l’histoire de nos sociétés, selon le livre hautement documenté de Mélodie Thomas La Mode est Politique.
Autre exemple, celui d’Angela Davis et sa ligne de vêtements lancée en 2020 « Heroes of Blackness », en collaboration avec Renowned LA :
“À chaque action du mouvement pour les droits civiques, les Noir.e.s ont stratégiquement adopté différents styles vestimentaires protestataires, ne connaissant que trop bien le pouvoir de la mode à communiquer des messages forts dans le combat pour changer les mentalités sur les questions raciales ».
Angela Davis
Elle rappelle ainsi les dialogues entre l’identité noire, la mode, la politique et la justice. Pour elle « Le vêtement peut être un symbole de résistance ».
La Fashion week de New-York de septembre dernier voyait des designers affronter les enjeux politiques de front. Le créateur Willy Chavarria, peut-être le meilleur défilé de la saison, a entre autres messages de réfutations de la ferveur anti-immigrés, placé une copie de la Constitution des États-Unis sur chaque siège.
Difficile de nier le potentiel politique de la mode malgré son statut immuable de création et de… marchandises mondialisées… avec des exigences sociales et environnementales…
En effet, pour Rick Owens, outre le spectacle et la présentation des collections qui à chaque saison réforme la précédente, le créateur est aussi un manifeste de l’auto-critique constante : depuis plusieurs saisons déjà, ses collections se transforment de façon « invisible », en utilisant des matières et procédés visant à réduire son impact écologique.
Le vêtement, depuis toujours, reflète la société ; moyen d’expression identitaire par excellence, c’est un dialogue inconscient avec le monde qui nous entoure.
Les exemples d’incarnation de la politique dans la mode sont légion et coagulent…
Est-ce qu’il appartient à un couturier de s’ériger en chantre (géo)politique ?
Ignorer les inégalités et la déshumanisation dans son propre mo(n)de, n’est-ce pas prospérer à partir de ces inégalité et déshumanisations ?
En janvier dernier, l’heure n’était pas aux festivités pour Rick Owens.
Ses premiers défilés cette année n’ont pas eu lieu au Palais de Tokyo dans d’habituelles scénographies spectaculaires faite de geysers d’eau, de boules de feu géantes aux allures de soleils ardents ou encore de fumigènes libérant une épaisse fumée rose ou jaune.
Le designer en accueillant son défilé place du Palais Bourbon pour la première fois – sa maison et lieu de travail où se réalisaient les premières ventes il y 25 ans- , prenait la parole, à sa subtile façon, pour exprimer :
«un déplacement respectueux en observation des guerres actuelles
et des temps barbares par lequel nous vivons. »
…là où beaucoup (à l’exception de GMBH en janvier et Louise Xin en septembre) ont choisi le mutisme pendant les fashion week de Paris.
Sa voix se fait toujours dans une élégante et ténébreuse discrétion, mais n’en demeure pas moins éloquente.
Cependant, réalisant que par cette « rétention respectueuse » avec un public réduit, il excluait involontairement une partie de sa communauté, le designer a repensé cette forme d’expression dans des contours plus inclusifs pour les FW Men en juin, puis Women en septembre dernier.
Il a ainsi créé The Army of Love.
Le casting est fait de
« personnes très spéciales avec une opinion esthétique très forte,
qui vivent et respirent leur esthétique ».
Rick Owens
Étudiants et professeurs, artistes et amis tels que Jakob Jakobson, Allanah Starr, Hannah et Steven de Fecal Matter, depuis longtemps engagés à équilibrer les forces de condamnation du jugement « avec leur joyeuse dépravation exquise, quelque chose que j’admire », confiait le designer. Le niveau d’inclusivité était incroyable !
Les prises de paroles de Rick Owens n’ont jamais été aussi littérales que d’autres maisons de luxe.
Il parle avec son vocabulaire et ce qu’il juge être sa légitimité, de façon presque « kabbalistique ».
Les messages sont induits, son travail est une suite de manifeste contre l’intransigeance de l’époque.
C’est un discours sur le Combat de l’intolérance et l’intolérable.
Ses collections sont engagées au diapason des questionnements de l’époque : mannequins hors « normes », effacement des genres, contre-physiques, condamnation du jugement.
« Les vêtements que j’ai confectionnés sont barbares et inhumains, et ils se moquent des normes conventionnelles de beauté mais aussi de la situation actuelle : un espace sombre, intolérant et horrible. » raconte-t-il de ses dernières collections.
« Exprimer notre individualité est superbe, mais parfois exprimer notre unité et notre dépendance les uns des autres est aussi une bonne chose… surtout face au pic d’intolérance que nous vivons dans le monde actuellement… »
Rick Owens
Dans les backstages, mon cœur battait très fort.
Mes bottes se décolèrent du sol encore légèrement humide.
J’ai commencé à fouler ce sol de mes 12cm de talons transparents, et l’énergie du Palais de Tokyo s’est transformé.
Le ciel aussi… A peine quelques minutes avant le défilé, le soleil avait bousculé d’un coup d’épaule pluie et nuages pour parader dans un bleu et une lumière des plus resplendissants.
Rick nous confiait plus tôt qu’il était toujours chanceux avec la météo lorsqu’il défilait à l’extérieur du Palais de Tokyo, quelle que soit la saison… Certains attribuaient ce pouvoir surnaturel à Michèle Lamy.
Des frissons, des larmes ravies accueillaient cette déclaration de paix du designer à travers son show et sa collection.
Je les remerciais, ainsi que Tyrone Dylan Susman, et toute l’équipe, d’avoir apporté véritablement, et avec honnêteté, la culture de la différence et l’unité, la singularité et l’égalité, l’inclusion, la diversité et l’équité dans la même conversation mode.
C’était un immense honneur pour moi de les incarner.
Évidemment, à la fin du défilé, j’ai pleuré. Ce que nous portions, en famille, étaient aussi des poèmes de résistance.
Genna Marvin, Hannah de Fecal Matter, moi, Michael Moon <3
Photo : Matt Lambert. <3
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